L’identité est ce qui rend les humains uniques, singuliers. Elle se perd et se crée dans la rencontre interpersonnelle, propice à l’empathie.
Dans le domaine du soin, l’identification à la personne soignée est le drapeau rouge de l’empathie. De nombreuses publications le rappellent : « contagion émotionnelle », « mimétisme empathique », « identification empathique », « identification projective » [1,2]. La problématique à laquelle le soignant se confronte consiste à placer avec justesse le curseur entre deux attitudes (supposées) antagonistes : le détachement professionnel et l’empathie.
Le précepte du détachement est un héritage de la vision scientiste de la médecine qui a transformé l’humain en objet. Ce détachement implique l’annihilation des émotions [3]. Émotions jugées contre-productives pour asseoir un raisonnement scientifique. En 1906, Sir William Osler, père de la « médecine moderne », décrit l’attitude à laquelle le médecin se conforme comme étant « émotionnellement imperturbable » [4]. Ce paradigme scientifique a beaucoup apporté à la discipline. Bien qu’Osler reconnaît les professionnels enclins à une « identification de sympathie », il espère qu’ils s’en abstiendront [4]. Dans les années 1950 apparaissent des nuances. Les praticiens reconnaissent l’intérêt d’une gamme de réponses émotionnelles, dont l’empathie. Malgré cela, les articles médicaux continuent d’insister sur les risques encourus par tout engagement émotionnel et sur les avantages du détachement professionnel [5]. Les mouvements sociétaux des années 1960-70 renversent progressivement la situation. Les réflexions sur la bioéthique pérennisent cette transformation de la médecine, et remettent en question le paternalisme. L’empathie prend alors le devant de la scène. Pourtant, jusqu’aux années 1990, peu de recherches sont entreprises sur le sujet. Depuis lors, les enseignants en santé ont adopté une vision plus complexe de l’empathie, la plaçant au centre de la relation interpersonnelle [6]. Ainsi, en 2011, l’Académie Nationale de Médecine [7] propose de « privilégier la clinique » dans l’enseignement médical. « Le médecin ne soigne pas seulement avec ses ordonnances ou ses actes, mais par toute sa personne […] comme individu différent, mais égal dans l’humain. […] Il est stupéfiant qu’on ait pu en arriver à un tel degré d’oubli de ces notions fondamentales […] l’enseignement de l’humanisme aux futurs médecins [et de] l’empathie ». Malgré cela, chez les soignants, la peur d’« y laisser des plumes » impose d’éviter d’« y mettre toutes ses billes » [8]. Et pourtant…
Huma, obstétricienne, raconte sa douloureuse rencontre avec la souffrance humaine [9]. Elle a pleuré quand une mère a bercé un enfant mort-né. Ce traumatisme s’est caché dans sa mémoire puis, avec le temps, s’est frayé un chemin jusqu’à sa conscience. Des années plus tard, elle ne se souvient plus du dernier chagrin partagé avec une parturiente. Un jour, alors qu’elle cherchait les battements cardiaques du fœtus d’une femme, en vain, elle s’est questionnée. « À quand remonte la dernière fois où j’ai vraiment communiqué avec une patiente, sympathisé avec son chagrin et me suis permis de ressentir une parcelle de sa douleur ? ». Sa « réserve d’empathie » lui paraît limitée et un conflit de valeur se fait jour dans cette distanciation.
« Nos expériences empathiques ne sont peut-être pas plus saillantes que lorsque nous souffrons avec ceux qui ont mal » [10]. Que cela signifiait-il pour elle ? Pouvait-elle « reconstituer sa réserve d’empathie » ? Une nuit de garde, elle rencontre une femme en refus de soin. Bloquée par l’opposition, elle décide d’arrêter de « donner des recommandations » et écoute la femme apeurée. Grâce à cela, la chirurgie a bien lieu. Plus tard, cette femme la remercie. « Alors qu’elle [me prenait dans ses bras], je refoulais mes larmes ». Cette prise de conscience est salvatrice : « j’ai forgé un lien émotionnel avec une inconnue en discutant et en reconnaissant son point de vue. J’ai défié mes propres sentiments d’épuisement émotionnel pour le bien de quelqu’un d’autre ».
Cette relation humaine lui a montré à quel point « l’empathie peut être ravivée », à condition d’accepter d’être « profondément et imparfaitement humain ».
Sa conclusion est éloquente : « Lorsque l’empathie est perdue, nous souffrons tous. Qui guérit alors le guérisseur ? La réponse surprenante peut être… le patient. »
Que penser de l’identification dans la question de l’empathie ? C’est un vieux débat [11,12] ! Seulement, pour faire preuve d’un lien empathique, passer par une identification (partielle et temporaire) est incontournable. D’ailleurs, la personnalité des protagonistes se développera à la suite à cette identification. À des degrés variables, ils se conformeront l’un à l’autre ou se distingueront l’un de l’autre. C’est par la perte de ses propres repères dans l’intensité émotionnelle qu’advient le risque de détresse empathique.
D’ailleurs, si Carl Rogers définit en début de carrière l’empathie comme un état, il finit par la considérer tel un processus [13]. Des travaux scientifiques ont établi une séquence du processus empathique où l’identification figure en bonne place. Un test d’évaluation des capacités d’empathie est développé sur cette base [14]. Dans cette approche, les différentes étapes seraient l’identification, l’incorporation, la réverbération, la séparation et la projection.
L’identification consiste à comprendre et à ressentir les émotions d’une autre personne à travers des informations verbales et non verbales.
L’incorporation met en vie ces émotions dans le corps et permet de ressentir les mêmes émotions que le locuteur.
La réverbération concerne le sens attribué à qui est exprimé.
La séparation positionne la paternité réelle des émotions ressenties et ouvre la porte à une analyse objective.
La projection finalise le processus par la restitution de ce qui a été compris et ressenti par le soignant.
La personne empathique est donc à tour de rôle partie prenante et observatrice de la relation. Elle est aussi une observatrice silencieuse (elle observe l’observatrice et les parties prenantes de la relation) [2].
L’empathie est un processus psychodynamique complexe d’aller-retour d’informations. Se détacher de l’autre empêche ces mouvements cohérents [15]. Ainsi, le sentiment d’appartenance à un même groupe majore l’engagement empathique [16] alors qu’un antagonisme (lorsqu’un sujet estime appartenir à un groupe différent) en réduit l’importance [17]. De plus, le jugement porté sur l’individu joue aussi un rôle. L’évaluation de la douleur de patients VIH diffère selon que le praticien considère que la contamination est liée à l’usage de drogue ou à une transfusion [18]. Dès lors, la problématique réside plus dans une trop forte distinction de soi et d’autrui.
Dans l’Art, l’identification est la source de la réaction émotionnelle du spectateur. Un titre musical est intéressant à analyser : le fantôme de l’Opéra [19]. D’autant que l’interprétation des protagonistes mêle un sentiment de fusion d’identité à la fois entre eux et avec le public.
Quels enseignements les soignants pourraient-ils tirer de cette proposition musicale ? Peut-être une occasion d’expérimenter en sécurité leurs propres émotions et la notion d’identification pour l’analyser et la questionner (avec supervision ou non). Ressentiront-ils alors un peu moins la crainte de cette identification lors de rencontres avec l’humain en souffrance ? En tout cas, Huma semble avoir dépassé cette peur et ravivé ses capacités d’empathie.