Par Dr Éric Maeker, Bérengère Maeker-Poquet • Publié le • Mis à jour le
Émotions, Empathie, Enseignement, Humanisme, Relation soignant-soigné, Éthique.
L’identité est ce qui rend les humains uniques, singuliers. Elle se perd et se crée dans la rencontre interpersonnelle, propice à l’empathie.
Dans le domaine du soin, l’identification à la personne soignée est le drapeau rouge de l’empathie. De nombreuses publications le rappellent : « contagion émotionnelle », « mimétisme empathique », « identification empathique », « identification projective » [1,2]. La problématique à laquelle le soignant se confronte consiste à placer avec justesse le curseur entre deux attitudes (supposées) antagonistes : le détachement professionnel et l’empathie.
Le précepte du détachement est un héritage de la vision scientiste de la médecine qui a transformé l’humain en objet. Ce détachement implique l’annihilation des émotions [3]. Émotions jugées contre-productives pour asseoir un raisonnement scientifique. En 1906, Sir William Osler, père de la « médecine moderne », décrit l’attitude à laquelle le médecin se conforme comme étant « émotionnellement imperturbable » [4]. Ce paradigme scientifique a beaucoup apporté à la discipline. Bien qu’Osler reconnaît les professionnels enclins à une « identification de sympathie », il espère qu’ils s’en abstiendront [4]. Dans les années 1950 apparaissent des nuances. Les praticiens reconnaissent l’intérêt d’une gamme de réponses émotionnelles, dont l’empathie. Malgré cela, les articles médicaux continuent d’insister sur les risques encourus par tout engagement émotionnel et sur les avantages du détachement professionnel [5]. Les mouvements sociétaux des années 1960-70 renversent progressivement la situation. Les réflexions sur la bioéthique pérennisent cette transformation de la médecine, et remettent en question le paternalisme. L’empathie prend alors le devant de la scène. Pourtant, jusqu’aux années 1990, peu de recherches sont entreprises sur le sujet. Depuis lors, les enseignants en santé ont adopté une vision plus complexe de l’empathie, la plaçant au centre de la relation interpersonnelle [6]. Ainsi, en 2011, l’Académie Nationale de Médecine [7] propose de « privilégier la clinique » dans l’enseignement médical. « Le médecin ne soigne pas seulement avec ses ordonnances ou ses actes, mais par toute sa personne […] comme individu différent, mais égal dans l’humain. […] Il est stupéfiant qu’on ait pu en arriver à un tel degré d’oubli de ces notions fondamentales […] l’enseignement de l’humanisme aux futurs médecins [et de] l’empathie ». Malgré cela, chez les soignants, la peur d’« y laisser des plumes » impose d’éviter d’« y mettre toutes ses billes » [8]. Et pourtant…
Huma, obstétricienne, raconte sa douloureuse rencontre avec la souffrance humaine [9]. Elle a pleuré quand une mère a bercé un enfant mort-né. Ce traumatisme s’est caché dans sa mémoire puis, avec le temps, s’est frayé un chemin jusqu’à sa conscience. Des années plus tard, elle ne se souvient plus du dernier chagrin partagé avec une parturiente. Un jour, alors qu’elle cherchait les battements cardiaques du fœtus d’une femme, en vain, elle s’est questionnée. « À quand remonte la dernière fois où j’ai vraiment communiqué avec une patiente, sympathisé avec son chagrin et me suis permis de ressentir une parcelle de sa douleur ? ». Sa « réserve d’empathie » lui paraît limitée et un conflit de valeur se fait jour dans cette distanciation.
« Nos expériences empathiques ne sont peut-être pas plus saillantes que lorsque nous souffrons avec ceux qui ont mal » [10]. Que cela signifiait-il pour elle ? Pouvait-elle « reconstituer sa réserve d’empathie » ? Une nuit de garde, elle rencontre une femme en refus de soin. Bloquée par l’opposition, elle décide d’arrêter de « donner des recommandations » et écoute la femme apeurée. Grâce à cela, la chirurgie a bien lieu. Plus tard, cette femme la remercie. « Alors qu’elle [me prenait dans ses bras], je refoulais mes larmes ». Cette prise de conscience est salvatrice : « j’ai forgé un lien émotionnel avec une inconnue en discutant et en reconnaissant son point de vue. J’ai défié mes propres sentiments d’épuisement émotionnel pour le bien de quelqu’un d’autre ».
Cette relation humaine lui a montré à quel point « l’empathie peut être ravivée », à condition d’accepter d’être « profondément et imparfaitement humain ».
Sa conclusion est éloquente : « Lorsque l’empathie est perdue, nous souffrons tous. Qui guérit alors le guérisseur ? La réponse surprenante peut être… le patient. »
Que penser de l’identification dans la question de l’empathie ? C’est un vieux débat [11,12] ! Seulement, pour faire preuve d’un lien empathique, passer par une identification (partielle et temporaire) est incontournable. D’ailleurs, la personnalité des protagonistes se développera à la suite à cette identification. À des degrés variables, ils se conformeront l’un à l’autre ou se distingueront l’un de l’autre. C’est par la perte de ses propres repères dans l’intensité émotionnelle qu’advient le risque de détresse empathique.
D’ailleurs, si Carl Rogers définit en début de carrière l’empathie comme un état, il finit par la considérer tel un processus [13]. Des travaux scientifiques ont établi une séquence du processus empathique où l’identification figure en bonne place. Un test d’évaluation des capacités d’empathie est développé sur cette base [14]. Dans cette approche, les différentes étapes seraient l’identification, l’incorporation, la réverbération, la séparation et la projection.
L’identification consiste à comprendre et à ressentir les émotions d’une autre personne à travers des informations verbales et non verbales.
L’incorporation met en vie ces émotions dans le corps et permet de ressentir les mêmes émotions que le locuteur.
La réverbération concerne le sens attribué à qui est exprimé.
La séparation positionne la paternité réelle des émotions ressenties et ouvre la porte à une analyse objective.
La projection finalise le processus par la restitution de ce qui a été compris et ressenti par le soignant.
La personne empathique est donc à tour de rôle partie prenante et observatrice de la relation. Elle est aussi une observatrice silencieuse (elle observe l’observatrice et les parties prenantes de la relation) [2].
L’empathie est un processus psychodynamique complexe d’aller-retour d’informations. Se détacher de l’autre empêche ces mouvements cohérents [15]. Ainsi, le sentiment d’appartenance à un même groupe majore l’engagement empathique [16] alors qu’un antagonisme (lorsqu’un sujet estime appartenir à un groupe différent) en réduit l’importance [17]. De plus, le jugement porté sur l’individu joue aussi un rôle. L’évaluation de la douleur de patients VIH diffère selon que le praticien considère que la contamination est liée à l’usage de drogue ou à une transfusion [18]. Dès lors, la problématique réside plus dans une trop forte distinction de soi et d’autrui.
Dans l’Art, l’identification est la source de la réaction émotionnelle du spectateur. Sans s’identifier un minimum, impossible de ressentir l’émotion que cherche à éveiller l’artiste ou le groupe d’artistes. Un titre musical est intéressant de ce point de vue. Il est extrait d’une œuvre musicale (et non d’un opéra) : Le fantôme de l’Opéra. Il s’agit d’un roman de Gaston Leroux, édité en 1910, décliné en plusieurs versions. L’histoire raconte une romance impossible, l’ascension puis la déchéance d’Erik, sur une toile de fond peinte avec les angoisses les plus courantes des musiciens-compositeurs. Erik est un musicien de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Il incarne un meurtrier défiguré qui hante les catacombes de l’Opéra de Paris où, épris d’amour pour la jeune chanteuse Christine, il perpétrera plusieurs crimes de vengeance. Dans une version cinématographique de 2004, le titre éponyme retrace l’emprise d’Erik sur Christine [19]. Dans cette chanson, le travail fait sur les personnages est propice à l’identification, encore plus alors qu’ils semblent fusionner pour ne faire qu’un, voire même fusionner avec leur public. Comment cela se traduit-il dans l’œuvre ? Et pourquoi cela est-il intéressant pour les soignants ?
Ce morceau de musique figure parmi les plus difficiles à chanter pour une voix féminine avec un final en Mi 6e octave. La reprise ici proposée est retravaillée par un groupe finlandais [20]. La chanson met en scène Erik et Christine sur une musique énergique et ténébreuse. Erik exerce une emprise sur Christine qui semble totalement hantée par lui. Elle est sa muse, son inspiration. À ce moment de l’histoire, la dilution des deux personnages en un seul est troublante. À eux deux, ils forment un seul être de musique. L’un délicieux et maléfique compositeur, l’autre magnifique sirène.
En 2019, l’émission de télévision Meilleurs chanteurs met à l’honneur Floor Jansen. Elle chante pour l’occasion avec Henk Poort [21] ce titre envoûtant. L’indicible beauté de leur duo hante encore les vidéos sur l’Internet [22]. Dans cette prestation hors du commun, tout concorde. Les deux personnages sont très bien dessinés et faciles à distinguer. Ils chantent un texte dont la scansion (la succession de syllabes accentuées ou non) et la métrique participent à cette distinction. L’orchestration plonge dans l’effroi certains passages du morceau.
Floor interprète le rôle de Christine et Henk celui d’Erik. Leur interprétation est tellement convaincante qu’elle sonne comme une réalité à part entière. Ils donnent vie à Erik et Christine. D’ailleurs, les cieux y voient clair dès le départ et accompagnent le duo avec un coup de tonnerre (bien réel) inaugural.
Premier couplet. Le chant de Floor suit à la perfection les accents du texte. Le rythme est régulier, une syllabe non accentuée suivie d’une accentuée. Son chant se représente comme une suite d’apostrophe inversée par tranche de deux syllabes. La richesse et la couleur de sa voix, la clarté de son énonciation, sa puissance et son vibrato envoûtent dès les premières notes. Les deux derniers vers sonnent de façon inquiétante avec cette plongée au ralenti dans des tonalités plus graves. Le rythme des vers et de l’accompagnement change aussi. Floor se joue des accents et propulse dans une voix de fausset la dernière rime.
Deuxième couplet. L’entrée d’Henk qui catapulte le texte dès la première syllabe et emplit tout l’espace de sa voix telle une brume fantomatique. L’ampleur de son chant confère une sorte de continuité, de régularité, et imprime un contraste saisissant avec l’aspect ondulatoire du chant de Floor. Les accents sont uniquement marqués sur les syllabes fortes pour les démarquer et son chant, sur le dernier vers, est effrayant.
En plus d’être interprétées par des voix masculines et féminines, les deux personnalités s’opposent en tous points dans la prestation. L’envoûtement se trouve dans la suite quand ces deux êtres se tournent autour encore et encore, comme la danse en spirale de deux astres attirés l’un par l’autre jusque leur fusion [23]. Le jeu des échanges de paroles rend palpables leurs singularités, leur danse et la progressive naissance d’un être, un seul, un compositeur/fantôme/interprète/muse. Le final explose à l’image d’un feu d’artifice émotionnel d’une insaisissable beauté sur un Ré 6e octave d’une puissance hors du commun !
Se désolidariseront-ils ? Cela reste l’énigme. Erik est habité par Christine, sa muse ; elle est envoûtée, hantée par son esprit maléfique. À deux, ils sont le fantôme, l’un écrit le visage caché dans les ténèbres de l’Éther, l’autre chante devant une humanité médusée. Ils sont deux et un à la fois, capturés dans une tourmente passionnelle.
Quels enseignements les soignants peuvent-ils tirer de cette proposition musicale ? Tout d’abord, ils peuvent saisir l’opportunité d’expérimenter en sécurité la notion d’identification à travers une ou plusieurs œuvres artistiques. Ensuite, ils ont l’opportunité d’analyser et de questionner (avec supervision ou non) ce mouvement psychique et la façon de s’en libérer. Et aussi, ils peuvent s’abreuver du plaisir de ressentir leurs propres émotions, de les identifier et de les apprivoiser tant que cela est possible. Explorer l’Art, c’est faire ce pas vers l’inconnu, c’est avancer sur le chemin de la vie. Et peut-être, au final, ressentiront-ils moins la crainte de cette identification lorsqu’ils s’engageront dans une rencontre avec l’humain en souffrance ? En tout cas, Huma semble avoir dépassé cette peur ce qui lui a permis de raviver ses capacités d’empathie.