Les périodes de fins d’années sont propices pour offrir des cadeaux, les anniversaires aussi. Ces instants de don sont eux-mêmes des présents faits à l’humanité. Qu’en est-il pour l’empathie, est-elle un cadeau pour les soignants, pour les soignés ? La question est vertigineuse et sans passer en revue l’inné, l’acquis et la survie de l’espèce, l’empathie est-elle bénéfique ou néfaste aux soignants ?
Tout d’abord, le cadeau a mille visages. Celui de la joie de l’enfant qui arrache son emballage avec excitation, à la plus triste des amertumes si le paquet est vide. Il arrive aussi que l’indifférence tienne le devant de la scène quand l’intention est illisible ou même insipide. Quoiqu’il en soit, le cadeau est une « glue à souvenirs ». Il aide à fixer en mémoire un instant, une action, un exploit, une naissance, une fête, une amitié, une culture [1], etc. Il peut également, quand l’intention est indélicate, être l’outil du malheur qui fige dans le marbre un message chargé d’un profond mépris [2] ou d’une instrumentalisation [3].
Dans l’ensemble, le cadeau crée cependant un lien. Comme cette visite qu’attend avec impatience une personne âgée dans sa chambre d’Ehpad [4] qui viendra rafraîchir (ou appesantir) l’air. Sans être un cadeau physiquement présent, une pensée peut éclore dans l’esprit de cette personne : quelqu’un pense à moi, quel cadeau !
L’empathie est donnée aux humains (ainsi qu’à d’autres espèces), dès la conception (hors pathologie). Elle se répartit de façon hétérogène et évolue au cours la vie. Pour les soignants (comme pour d’autres), elle comporte son lot de bénéfices et de risques. Parmi les bénéfices figure un niveau de qualité supérieure dans les soins, tandis qu’au sein des risques se tapit l’épuisement psycho-émotionnel et professionnel. Avant d’aller plus loin, est-il possible que le soin soit un cadeau ?
David, médecin de soins palliatifs, s’interroge [5] sur cette question qui lui est posée : « est-ce déprimant de faire ce que vous faites ? » À bien y réfléchir, il trouve une « grande satisfaction » malgré le « le stress et l’épuisement ». Pour lui, « l’épuisement professionnel devient plus probable lorsque [les soignants] négligent ou méconnaissent l’impact significatif de leur travail auprès de ceux pour lesquels ils prodiguent des soins ». Il relate son expérience auprès de Ben, chauffeur de camion, et son épouse. Le cancer digestif, l’ascite, le refus des traitements antalgiques, les occlusions et finalement le décès. Lorsque la femme de Ben vient lui annoncer la mort de Ben, elle « l’accueille avec une embrassade et le remercie pour le cadeau des semaines qu’elle a pu partager avec Ben avant sa mort ». Avec son Ben plus paisible, moins en colère. « Ils ont pu avoir de précieuses conversations sur ce que sa vie avait signifié pour lui et l’impact qu’il avait eu sur la vie de son épouse ». David pense avoir eu « le privilège de participer à des conversations très personnelles et intimes, auxquels nul n’a jamais participé avec une autre personne dans leur vie ». Il conclut sur « l’honneur d’être autorisé à entrer dans un espace sacré » et « l’impact que de tels instants ». Son épouse qualifie ce temps comme un « précieux cadeau. » Et pour David, le soin est « un don réciproque ». À sa façon, David nous rappelle ce qu’Alfred de Musset écrivait dans son poème à Madame M [6] : le plus précieux cadeau qui puisse être fait est le don de soi.
Que votre charité timide
Garde son argent et son or,
Car en ouvrant votre main vide
Vous pouvez donner un trésor.
Si le soin est un don de soi, alors le soignant est précieux. Car un cadeau, c’est aussi une part irremplaçable de la vie et sa préciosité s’entretient. Or qu’en est-il au regard de l’empathie clinique des soignants, est-elle un cadeau précieux et réciproque ? La littérature médico-scientifique s’accorde sur ce point : l’empathie clinique est une qualité centrale des soignants (médecins ou paramédicaux) [7]. Dès lors, entretenir l’empathie clinique bénéficie tant aux soignants qu’aux soignés [8]. Pourtant, dans un désaccord international, un constat divise [9]. Les études de santé tendraient à appauvrir les aptitudes empathiques des jeunes apprenants et engendreraient une incompréhension du concept d’empathie [10]. Des mesures sont prises dans de nombreuses universités pour contrecarrer ce constat [11].
Lors de leur exercice professionnel, l’exposition à la souffrance qu’ils accompagnent, engendre le risque d’épuisement. Un paradoxe. Dans un mouvement de protection, ils se distancient des personnes en souffrance, ou alors s’exposent jusqu’à leur limite personnelle, au risque de s’effondrer [12,13]. Néanmoins, l’empathie est à la fois le facteur de risque et le facteur protecteur de l’épuisement professionnel [14,15]. Un nouveau paradoxe ! Facile à comprendre. Plus les soignants développent leur compréhension de l’empathie, leurs capacités empathiques, leur maîtrise émotionnelle, plus ils se protègent de l’épuisement. Alors, comment cultiver cette empathie clinique ? Cette question, bien que fondamentale [16], est secondaire [17,18].
Il existe plusieurs pistes pour développer les aptitudes empathiques des soignants [19]. Parmi elles, l’observation artistique favorise les compétences empathiques [20]. Scruter des portraits peints et des œuvres visuelles pourrait permettre aux soignants d’acquérir une meilleure reconnaissance de l’émotion et de les sensibiliser à la tolérance à l’ambiguïté. Le travail de la communication interpersonnelle est une autre piste [21]. Et, d’après de récentes études, il est préférable d’apparier les interventions en stratégies d’apprentissage spiralées [22]. Il est illusoire de croire pouvoir apprendre sur le vif et sans supervision ou compagnonnage, car cela expose les soignants aux effets néfastes de l’empathie clinique et les soignés à l’incompréhension voire la souffrance.
Le tout consiste à prendre soin du précieux cadeau. Comme le fait le fantastique groupe Marillion quand il ravive, dans son style pop-rock progressif, les chansons de la fin d’année [23]. Une merveille ! Car, il vient un temps où la nécessité de voir ou d’entendre à nouveau la préciosité en certaines choses se fait impérieuse. Et d’ailleurs, il en va ainsi pour la musique autant que pour l’humain. Comme le miroir de la salle de bain, éclaboussé et tacheté par l’eau et le dentifrice, l’humain a besoin de son chiffon pour faire de nouveau briller le précieux en lui. C’est pareil pour le plus précieux des cadeaux des soignants : leur empathie. Est-ce aussi votre avis ?