Les EHPAD représentent un coût pour la société moderne. Le traitement de l’actualité notifiera dans quelles mesures leurs bénéfices seront acceptables au regard de la loi et de la morale. Cet aspect économique lié à la personne âgée, vigoureuse, fragile ou dépendante, institutionnalisée ou non, pose un débat (parmi d’autres) pour les soignants : le temps et l’empathie [1]. En effet, le temps économique, c’est-à-dire le coût et la rentabilité que représentent les heures qui s’écoulent, a fait passer l’humanité de l’échange, au troc, à la planche à billets puis la cryptomonnaie. Le marché a transformé l’argent de poche en flux permanent de milliards de milliards de dollars au sein d’un univers virtuel régi par la nanoseconde informatique [2]. Cela donne le tournis et projette le « monde du vivant » dans l’incompréhension. En parallèle, les professionnels de la santé, pour établir un lien de confiance propice, réclament du temps. Ce partage relationnel est fondamental au soin. Dès lors, il est intéressant de réfléchir aux répercussions que ces contraintes économiques exercent sur leurs aptitudes empathiques.
Howard Book est un psychiatre américain. Il écrit en 1991 un article intitulé « L’empathie est-elle rentable ? » [3]. Il examine l’organisation du système de santé. À cette époque, il tente d’estimer « l’impact de [la] focalisation sur la rentabilité envers les capacités empathiques ». Il souligne que « mettre l’accent sur les facteurs monétaires peut encourager des attitudes financières égoïstes chez les soignants ». Car, d’après lui, « les préoccupations concernant le bien-être économique des professionnels compromettent une approche empathique pour les personnes soignées » et « exposent à une vision de “non-rentabilité” » certaines prises en charge, autant qu’à un danger d’« abandon » de celles-ci.
Il constate que « parfois les traitements ne seront pas fondés sur les besoins cliniques, mais plutôt sur leur rentabilité ». Plus inquiétant. Il suggère que les soignants pourraient être « tentés de soigner certaines personnes de la façon dont ils traitent n’importe quel mauvais objet, par […] séquestration dans des hôpitaux […] en sous-effectif où elles courent le risque d’être […] stockées ». Leur objectif serait de se mettre « à l’abri de ce qu’ils ressentent comme leurs demandes dévorantes ». À quel point est-il intéressant de lier cette réflexion à l’actualité des EHPAD ?
Il rappelle enfin combien le langage de l’économie comme les termes client, prestataire, consommateur, usager, s’immiscent dans notre représentation des personnes soignées et in fine de notre capacité à développer une relation empathique avec eux. « Ces mots révèlent quelque chose sur notre attitude. Maintes fois répétés, ils donnent lieu à un regard objectivant sur les personnes soignées et déterminent des comportements non empathiques à leur égard ».
Au final, il pose la question de la vulnérabilité financière de l’empathie clinique sous la formule suivante : « le déclin de notre approche empathique a-t-il un impact sur les personnes soignées » ?
Relier ces trois concepts, temps, économie et soin empathique, revient à s’interroger sur le coût de l’empathie clinique. En effet, si les actes techniques sont valorisés en terme financier, en France, à quel tarif le relationnel correspond-il ? Associée à l’expertise clinique, les soins empathiques sont complémentaires plutôt qu’opposés à l’approche dite biomédicale. Ils représentent un cours temporel, donc financier, et permettent de gagner ou risquent de faire perdre du temps, donc de l’argent.
Le prix du soin empathique se chiffre dans la durée à consacrer dans une rencontre pour bâtir une alliance thérapeutique pérenne. Tout d’abord, il est à noter que pratiquer la « médecine clinique » sans être présent auprès de celui ou celle qui en bénéficie est un non-sens. Deuxièmement, une méta-analyse précise que dans son exercice généraliste, une vingtaine de minutes par rencontre semble pertinente. Elle indique aussi que plus ce temps augmente plus le ressenti empathique de la personne soignée se renforce [4]. De fait, certains redoutent que les soins empathiques les accaparent trop et que la communication devienne chronophage [5,6]. S’il est exact de dire que l’accompagnement empathique nécessite une dépense temporelle plus substantielle dans certains cas, les personnes soignées elles-mêmes soulignent l’importance de ce temps qui leur est consacré (là où il est nécessaire). Elles précisent aussi que la nature de la relation influence la continuité et la durabilité thérapeutique.
Les bénéfices des comportements empathiques lors des soins sont bien connus [7]. Il est intéressant de noter que ces attitudes sont parfois déconnectées de toute dépense temporelle supplémentaire [8]. Ainsi, la rencontre empathique favorise l’adhésion aux traitements instaurés, la décision partagée, le suivi médical, paramédical, la compréhension, l’acceptation de la pathologie, le recueil d’informations cliniques pertinentes, l’immunité, etc. Ces dividendes relationnels maximisent le gain net de l’accompagnement médical et empathique des personnes soignées.
Pour confirmer le coût et la rentabilité de l’empathie clinique pour le système de soin entier, des études coût-efficacité rigoureuses sont nécessaires [9,10]. Elles seront amenées à intégrer le prix de la formation initiale et continue aux pratiques empathiques en santé ainsi que les séances d’intervisions professionnelles [5,11,12].
Deux films somptueux aident à réfléchir à cette notion de la valeur du temps et de l’humain : Metropolis de Fritz Lang en 1927 et Les temps modernes de Charlie Champlin en 1936. Que peuvent bien nous apprendre ces muets aujourd’hui sur la valeur de l’humain aux cheveux gris, sur la « silver économie » ?
Et si l’empathie se réclamait de la dignité humaine, ou de « soins dignes », comme dans Elephant Man de David Lynch en 1980 [13,14,15] ? Alors, un lien se tisserait entre temps, argent, empathie clinique et dignité humaine. Or, le principe même de dignité humaine est d’extraire l’humain du système de valeur économique ou, pire, de dignités 1). Dès lors, comment évaluer la rentabilité de l’empathie ?