Boing boing sur les genoux à Papa

Bérengère et Éric Maeker, 20 avril 2018. Mis à jour le 16 Juin 2018.

Petites histoires cliniques

Petites histoires cliniques
  • Les « petites histoires cliniques » relatent des rencontres, des discussions, des observations propices à entretenir la réflexion.
  • Lorsque cela m’est possible, une autorisation de publication est demandée aux personnes concernées. Lorsque cela m’a été impossible, pour quelque raison que ce soit, j’ai pris la liberté de romancer en tâchant de conserver le fond intact. J’écris les histoires telles que je les ai vécues et en suspension de jugement.
  • Les lieux, les dates et les noms des personnes concernées par ces histoires sont volontairement exclus du récit pour en assurer la confidentialité.
  • Les « petites histoires cliniques » sont annoncées sur la page d'accueil du site et sur les réseaux sociaux auxquels je suis inscrit. Je vous invite à poursuivre la discussion via la page contact.
Le bonheur se donne à celui qui a vaincu sa peur de vivre et qui considère sa vie comme une étincelle sacrée, dans la continuité des âges.
Précepte de vie tibétain

Tout bonheur en ce monde vient de l’ouverture aux autres ;
toute souffrance vient de l’enfermement en soi-même.
Bouddha

Quand ton travail et tes paroles font du bien à toi-même et à autrui, là est le bonheur.
Bouddha

Lors de mon installation en médecine en libérale, j’ai eu l’honneur de suivre des confrères et consœurs. Une consœur me revient souvent à l’esprit. Elle arborait une cinquantaine d’années, et me consulta pour la prise en charge de son cancer du sein qu’elle venait de se diagnostiquer elle-même. Face à la surcharge psychique et administrative que représentait cet auto-diagnostic, elle était venue me solliciter.

Durant son parcours de suivi s’est posée la question de ses arrêts de travail, d’une détresse psychologique encore niée, et d’une angoisse liée à l’abandon de ses patients. Elle se décida à cesser son activité durant les chimiothérapies. Elle pratiquait son activité de médecine générale à une dizaine de kilomètres de mon cabinet. La concurrence faisait rage en libéral. Le besoin d’assurer la continuité de suivi de ses patients avait fait naître le souhait de me confier la responsabilité de sa patientèle, alors même que je n’étais guère intéressé.

Elle me rendit visite un après-midi avec le médecin auquel elle succéda lors de son installation. Âgé de plus 65 ans, il me décrivit un morceau de sa vie. « J’ai travaillé sans relâche jusqu’à mon infarctus », après « j’ai tout lâché et je suis devenu choriste ». « Nous sommes des professionnels et chantons dans toute la France », me lança-t-il, d’un ton ferme, comme pour m’interdire tout jugement de valeur face à cette reconversion. Je maintenais mon silence et attendais qu’il reprenne. J’avais 39 ans le jour de cette rencontre. Après m’avoir fait miroiter le potentiel que représentait la reprise de la patientèle, il enchaîna. « Vous les jeunes, vous refusez de travailler comme nous, en fait vous refusez de travailler tout court, vous voulez commencer à 9 h et terminer à 18 h. La médecine est un sacerdoce ». Je lui rétorquais « j’aime garder du temps pour ma famille, dernièrement je travaillais comme praticien hospitalier aux urgences, j’accueillais les personnes âgées en détresse médicale. J’ai fait des semaines dépassant les 96 heures avec pour seul remerciement après quatre années de service un odieux “on te trouve fainéant”. Je ne voyais plus ma famille, je devenais un étranger chez moi, un étranger à moi-même. Alors maintenant je travaille sans m’étouffer, j’ai envie d’être, de vivre, avec ma femme et mes enfants ».

Cet échange le bouleversa, il prit un instant comme il retenait ses émotions, des larmes et de la colère. Il reprit. « Ah les enfants… Ma fille, alors que nous célébrions son mariage et que je faisais sauter sa fille de 5 ans sur mes genoux, s’est mise à pleurer. Je lui ai demandé pourquoi. Elle sanglota qu’elle n’avait jamais pu le faire avec moi, ajoutant que je travaillais trop et qu’elle ne me voyait qu’au coucher ».

Un silence s’installa durant de longues minutes. Dans ce silence, nous nous sommes compris. J’aurai aimé pleurer avec lui à ce moment-là.


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