Oui, oui, je le prends

Bérengère et Éric Maeker, 23 Octobre 2019.

Petites histoires cliniques

Petites histoires cliniques
  • Les « petites histoires cliniques » relatent des rencontres, des discussions, des observations propices à entretenir la réflexion.
  • Lorsque cela m’est possible, une autorisation de publication est demandée aux personnes concernées. Lorsque cela m’a été impossible, pour quelque raison que ce soit, j’ai pris la liberté de romancer en tâchant de conserver le fond intact. J’écris les histoires telles que je les ai vécues et en suspension de jugement.
  • Les lieux, les dates et les noms des personnes concernées par ces histoires sont volontairement exclus du récit pour en assurer la confidentialité.
  • Les « petites histoires cliniques » sont annoncées sur la page d'accueil du site et sur les réseaux sociaux auxquels je suis inscrit. Je vous invite à poursuivre la discussion via la page contact.
Rien ne nous trompe autant que notre jugement.
Léonard de Vinci

Visite à domicile dans une vie antérieure où j’étais jeune remplaçant de médecin de campagne.

J’arrive chez une dame âgée vivant seule à domicile depuis de nombreuses années et dont l’ordonnance, à l’époque, ne me ravit guère. Elle suivait un traitement pour le cœur que je déconseille aux personnes âgées, plus d’autres dont l’efficacité me paraissait douteuse. Je décide de prendre tout mon temps, je m’assieds avec elle, j’ouvre la pochette de documents qu’elle me tend. Elle me semble un peu désorientée bien que nous soyons chez elle, dans sa vieille cuisine aux meubles en formica. Je vérifie avec elle sa dernière prescription. Elle ne connaît pas le nom des médicaments et insiste sur le fait qu’elle « prend ce qu'on lui dit ». D’ailleurs, « y a le tampon de la pharmacie dessus ». Effectivement, il apparaît sur la dizaine d’ordonnances que je regarde. À l’arrière, la vieille imprimante informatique à neuf aiguilles a même retracé les boîtes délivrées. Je peine à comprendre pourquoi le médicament du cœur ne fait pas effet. Avant de sélectionner une alternative thérapeutique, ou de l’hospitaliser, je m’intéresse à sa façon de faire avec les traitements, sans chercher à la culpabiliser ou moraliser ma démarche :
– Comment faites-vous habituellement avec les médicaments ?
– Je vais les récupérer avec ma fille et voilà.
– D’accord, vous allez à la pharmacie chercher les boîtes avec votre fille, c’est ce que vous me dites ?
– Oui, je prends les boîtes dans un sachet. J’ai toujours mon sachet.
– Et après que faites-vous des boîtes dans le sachet ?
– Je mets tout dans mon tiroir.
– Quel tiroir ?
– La commode dans le salon là-bas.
– Puis-je l’ouvrir pour voir comment vous les ranger ?
– Oui, oui, allez-y. Je le prends.
Cette dernière remarque me laisse perplexe, que voulait-elle me dire ? À aucun moment, je n’ai évoqué mes craintes quant à la prise des traitements, la compliance au traitement dans le jargon médical. Je me lève et me dirige vers le salon. Une marche se dresse entre les deux parties de la maison et je pense au risque de chute. En plus, la lumière est faible, des ampoules sont grillées sur le lustre. Je passe un énorme tapis qui me gêne jusqu’à mon arrivée devant la commode. En ouvrant le tiroir, je perds quasiment l’équilibre. Les unes à côté des autres, toutes les boîtes prescrites depuis plus d’un an sont proprement disposées. J’ai l’impression que le tiroir est calibré pour contenir trois rangées de 10 boîtes pile posées debout sur la tranche latérale. D’ailleurs, c’est à peu de chose près ce qu’il renferme, une bonne trentaine de boîtes. J’ouvre le second tiroir, idem ! Des années de paracétamol, religieusement prescrit tous les mois sans aucun effet sur les douleurs naturellement. Le troisième tiroir est rempli à ras bord d’autres médicaments. Les deux placards du bas du meuble referment des années de traitement contre la constipation, des pansements, des tonnes de coton… J’attrape au hasard une boîte, quel est alors mon étonnement de lire une date de péremption dépassée de plus de 10 ans ! Même pas entamée (quelque part heureusement)… La dernière prescription d’antibiotiques me nargue, intacte, juste devant moi. Des boîtes de comprimés pour l’insuffisance veineuse, non ouvertes elles aussi.
Dire que j’étais prêt à changer toute la thérapeutique. Le problème débute dans la commode plutôt que dans l’ordonnance ! Ou plus exactement, il se situe dans « l’après rangement ».
Rapidement avec sa fille, nous achetons une armoire à pharmacie et sollicitons une infirmière à domicile pour assurer la prise des médicaments. Prudemment, j’ai décidé de ne poursuivre quasiment aucun traitement antérieur de peur de devoir en gérer les effets indésirables. Quelques jours plus tard, je lui ai fait passer des tests de la mémoire. Score au « MMS » aux alentours de 15 sur 30, ce qui indique un stade modéré de troubles évocateurs de maladie d’Alzheimer ou de maladie apparentée. C’était la deuxième visite à domicile de ma carrière. Quel remue-ménage !

Plus récemment, dans un service de court séjour gériatrique, j’interviens auprès des membres de la famille d’une personne âgée hospitalisée. Ils sont quatre et réclament des informations sur état de santé. Le problème médical principal de cette vieille dame était lié à un manque d’adhésion aux traitements entrepris par son médecin. Je leur explique les résultats de mon enquête. Ils s’en étonnent. Mis en confiance par mon approche non jugeante de la personne comme de la situation, un des fils me relate son comportement vis-à-vis des traitements : « Quand je suis malade, je prends tous les comprimés de la boîte d’un coup pour guérir plus vite. (Silence) (Il semble éprouver un sentiment de fierté) Mais je n’en dis rien à mon médecin comme ça il me prescrit un autre truc plus vite si ça ne marche pas »… Décidément !

Il est parfois surprenant et toujours instructif de s’intéresser dans le détail à ce que font les personnes de leurs prescriptions, sans les moraliser ou les juger. En gériatrie, l’échec d’un traitement n’appelle pas forcément à un changement de thérapeutique ou à une augmentation de posologie, l’échec invite le praticien à la prudence et à l’écoute en première intention.


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